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 Heidi.news

Comment la Dominique a pris la tête du sulfureux business des passeports dorés

<img src="https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/5b8755df-b82e-45ac-9920-e9fdf3109ae3/medium" /><p>Depuis le début des années 1990, des dizaines de milliers de personnes ont obtenu la nationalité de la Dominique, une île-État des Caraïbes. Cela prend trois mois et coûte  100’000 dollars. Ils sont depuis détenteurs d’un passeport qui leur ouvre notamment les portes de 140 pays, y compris l’espace Schengen et donc de la Suisse. L&#39;opération «Passeports des Caraïbes» est menée par Heidi.news avec l&#39;OCCRP et une douzaine de médias internationaux dont Le Monde, The Guardian ou Der Spiegel. </p><p>Il ne nous a pas vus, cet homme qui traverse le passage piéton d’une rue animée de Roseau, la capitale de la Dominique. Nous sommes à des milliers de kilomètres de Genève, à bord d’une voiture qui s’est arrêtée pour le laisser passer. Un pare-brise nous sépare. <em>«C’est Emmanuel Nanthan!»,</em> lâche estomaqué notre conducteur. Ancien représentant de son pays en Libye, il est aujourd’hui ambassadeur extraordinaire de la Dominique.</p><p>Le site officiel de son pays le présente comme l’un des plus <em>« fervents partisans du programme de citoyenneté par l&#39;investissement de la Dominique».</em> Lunettes carrées, costume et lourde montre au poignet, le haut fonctionnaire traverse nonchalamment. Nous ne pouvons l’aborder au risque de trahir notre guide local. De toute façon, à quoi bon? Le fonctionnaire ne parle jamais à la presse. Sur cette petite île des Caraïbes, le sujet qui nous intéresse est un domaine réservé. Depuis plusieurs jours, toutes les portes officielles sont restées fermées, malgré nos multiples demandes.</p>### Un service spécial

La Dominique – à ne pas confondre avec la République dominicaine – est connue par une poignée d’initiés pour proposer un service un peu spécial. L’an dernier, pour la sixième fois en dix ans, le *Financial Times* a élu l’île «[meilleur programme de citoyenneté du monde](https://www.cbiu.gov.dm/news/dominica/dominica-tops-the-cbi-index-for-the-sixth-time/)». Initié en 1993, ce procédé consiste à proposer sa nationalité en échange d’une participation financière à des programmes d’investissements. La pratique a décollé à partir des années 2010 et la Dominique, pionnière en la matière, est parvenue à tenir tête à la concurrence d’autres pays ayant lancé des offres similaires. Cela grâce à des conditions imbattables qui ont séduit aux quatre coins du globe:

* prix abordable de 100’000 dollars,

* délai record d’environ trois mois,

* absence de contrôles sérieux des antécédents

* et, jusqu’à récemment, la possibilité de réaliser toutes les démarches sans jamais mettre un pied sur l’île.

Des milliers de documents consultés et compilés par l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) et l’ONG Government Accountability Project jettent une lumière crue sur le programme de citoyenneté le plus ambitieux du monde. Avec seulement 74’000 habitants, la Dominique a naturalisé de riches étrangers à un rythme industriel, avec au minimum 19’000 passeports distribués entre 2016 et 2023. Les 7’700 décrets de naturalisation analysés par le consortium ne représentent donc que la partie émergée de l’iceberg.

### Espions et fraudeurs

Parmi ces personnalités figurent, en vrac, des oligarques azerbaïdjanais, un colonel proche de Kadhafi, un fonctionnaire afghan accusé de crimes de guerre ou encore le principal responsable du programme nucléaire de Saddam Hussein. Des espions, des personnes placées sous sanctions par Washington et des fraudeurs fiscaux ont également obtenu la nationalité dominicaine.

L’enquête «*Passeports des Caraïbes*» révèle que des personnes ont demandé et obtenu un passeport de la Dominique afin de fuir des enquêtes criminelles ou des poursuites judiciaires. D'autres ont utilisé leur nouvelle nationalité pour créer des sociétés, des fiducies et ouvrir des comptes bancaires dans le monde entier.

### **Île aux pirates**

La beauté naturelle et le relief accidenté de la Dominique lui ont valu le surnom d'« île nature». Cocotiers, saveurs vanillées et plages au sable fin, le cliché parfait de l’île des Caraïbes.  Deux des films à succès «Pirates des Caraïbes» ont d’ailleurs été tournés ici. Aujourd’hui, si on n’aperçoit aucun pavillon noir ou rouge à l’horizon, la Dominique reste l’île des pirates des temps modernes.

Roseau, la capitale, est une bourgade d’une quinzaine de milliers d’habitants. La ville a la douceur de cette région à mi-chemin entre le Venezuela et Cuba. Visitée par Christophe Colomb en 1493 lors de son deuxième voyage, territoire colonial espagnol avant d’être alternativement contrôlée par la France et le Royaume-Uni, la Dominique est indépendante depuis 1979. Quelques années plus tôt, sous contrôle de Londres, elle a rejoint la Communauté des Caraïbes. Elle est toujours membre de cette alliance scellée par un traité de libre-échange entre les îles de la zone. Contrairement aux voisins d’Amérique du Sud ou à de nombreux pays en développement, les quinze États membres de l’alliance des Caraïbes - 18 millions d’habitants au total – bénéficient d’accords d’exemption de visa quasi équivalents à ceux des pays de la zone Schengen.

### La fin de la banane

Malgré son allure paradisiaque, la Dominique est l’île la plus pauvre des Caraïbes. Son PIB par habitant est au niveau de la Libye ou du Turkménistan, selon que c’est le FMI ou la Banque Mondiale qui calcule. Le salaire moyen ne dépasse pas 500 francs suisses par mois et 28% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté.

Sa topographie volcanique et montagneuse l’a empêchée de devenir une puissance sucrière, comme de nombreuses colonies britanniques et françaises des Caraïbes. En revanche, le sol fertile de la Dominique est propice au café et, surtout, à la banane. Surnommée l'or vert, la banane représentait près de la moitié des recettes d'exportation du pays dans les années 1980.

En 1997, l'Organisation mondiale du commerce a mis fin à cette manne financière. Un recours déposé par des multinationales américaines a eu raison du soutien européen aux producteurs de bananes des Caraïbes. Privée de sa principale source de revenus, la Dominique s'est tournée vers les passeports. «*Une question de survie*», affirme Peter Clegg, professeur de relations internationales à l'université de West England Bristol. «*La Dominique n'avait pas de stratégie de développement cohérente en dehors des bananes*».

### **Dominicain sur commande**

Nous poursuivons notre déambulation dans la capitale. Nicole, une jeune dominicaine, contient mal sa colère. *«Le problème,* dit-elle, *ce n’est pas le programme de citoyenneté, mais le fait que nous n’en bénéficions pas. L’argent disparaît avant d’arriver dans les caisses de l’Etat»*. Dans une petite allée reculée, derrière un stade à l’abandon, se trouve un bâtiment rectangulaire sans signe distinctif ni même de dispositif de sécurité: les Archives nationales de la Dominique.

C’est dans cette bâtisse que sont hébergés les secrets inavouables de l’île. Et les preuves que le pays est devenu un allié de choix pour des profils sulfureux du monde entier, une plaque tournante du commerce des passeports. La *Dominica Official Gazette*, le journal officiel, consultable sur place, devrait en principe contenir tous les noms de ceux qui ont acheté un passeport du pays. Mais il n’est pas possible de rassembler ni de copier ces numéros reliés par des ficelles. Et certains noms n’y figurent pas. Les autorités se sont démenées  pour rendre leur accès le plus difficile possible. Pas suffisamment pour décourager le Government Accountability Project, une association basée aux Etats-Unis. L’ONG s’est attelée à rassembler des dizaines de ces gazettes auprès de différentes sources. Auprès de bibliothèques ou de collections privées, mais aussi grâce aux archives de l'Université des Antilles Mona à Kingston, en Jamaïque.

### **Manne publique**

Entre août et décembre 2018, la moyenne des naturalisations est de vingt-cinq par jour. Un processus si rapide qu’il empêche toute véritable enquête ou vérification des profils et antécédents des candidats.

«*Les États ont la possibilité de définir leur propre politique de naturalisation*»*,* explique Madeleine Sumption, directrice de l'Observatoire des migrations d'Oxford. Soulignant ainsi que rien de ce que fait la Dominique – même le fait de donner des passeports à des personnes peu recommandables – n'est illégal au regard du droit international.

Certaines années, les ventes de passeports ont parfois représenté plus de la moitié des 300 millions de dollars de revenus annuels de la Dominique. Après les ouragans destructeurs Erika en 2015 et Maria en 2017, l’activité est même devenue «vitale» pour l’île.

A l’origine de l’essor du programme de citoyenneté, il y a un homme, Roosevelt Skerrit. Premier ministre depuis 2004, il n’a que 31 ans lors de son arrivée aux manettes. Membre du parti travailliste local, il vient d’un milieu modeste. Un concours de circonstances, et la mort de son prédécesseur, l’ont catapulté au poste qu’il occupe sans discontinuer depuis près de vingt ans.

### **Trous dans la comptabilité**

Lui se félicite de sa politique d’impression de passeports, qui a rapporté plus d’un milliard de dollars à la Dominique cette dernière décennie. L’opposition, elle, estime que depuis la prise de fonction de Roosevelt Skerrit, au moins un autre milliard a disparu.

Très opaques, les données officielles sont difficiles à vérifier. Mais la comparaison de plusieurs documents officiels permet de souligner d’importantes anomalies, et des millions de dollars volatilisés. Chaque naturalisation est supposée faire rentrer au minimum 100’000 dollars dans les caisses de l’État. Le système de numérotation des passeports dominicains indique que 150’000 passeports ont été émis entre 2006 et 2018. Cela inclut les passeports locaux, renouvelés, mais représente tout de même un supplément de près de 2,5 milliards de dollars, qui n’apparaissent nulle part dans les comptes de l’Etat, selon les calculs de l’opposition. En compilant les données du Journal officiel, l’OCCRP compte plusieurs centaines de «passeports dorés» en 2010. Or les revenus de vente de citoyenneté cette année-là au budget national ne sont que de 3 millions, soit 30 passeports.

Plus récemment, le gouvernement de la Dominique s'est publiquement contredit. Au parlement, le Premier ministre Skerrit a déclaré qu'entre 2018 et 2019, la Dominique avait vendu un peu moins de 2’000 citoyennetés et avait reçu près de 180 millions de dollars. Mais le budget national n'enregistre que 80 millions de dollars de revenus de passeports pour la même période. Quant au décompte issu du Journal officiel, qui n'inclut qu'un nombre partiel de passeports vendus, il fait état de près de 4’000 personnes ont obtenu la citoyenneté entre août et décembre 2018.

### **Une richesse inexpliquée**

Lorsque Roosevelt Skerrit est entré en politique, il ne possédait ni maison, ni même véhicule. Au cours des années qui ont suivi, il a pu acquérir plusieurs parcelles de terrain ainsi que des propriétés résidentielles et commerciales d’une valeur de plusieurs millions de dollars. Ce patrimoine ne peut s’expliquer par ses revenus officiels.

Son salaire de Premier ministre est inférieur à 2’000 dollars par mois. «*Je pense que je devrais être la personne la mieux payée du pays*», a déclaré Skerrit lors d'une conférence de presse en 2021. «*La plupart des gens gagnent plus d'argent que moi.*»

Un salaire limité qui ne l’empêche pas de mener grand train et d’envoyer son fils aîné en études supérieures à New York. Même l’ambassade américaine s’en est émue: «*Avec ce salaire, Skerrit a acheté plusieurs propriétés foncières à la Dominique sur papier d'une valeur de plus de 400’000 dollars américains avec une valeur marchande beaucoup plus élevée, et est en train de construire une résidence somptueuse à Vielle Casse, sa ville natale*», explique un câble du Département d'État américain datant de 2009 et [publié par WikiLeaks](https://wikileaks.org/plusd/cables/09BRIDGETOWN769_a.html).

### Le silence de Roosevelt

Une fuite provenant du registre de propriété d'entreprises à Dubaï suggère que des voitures de luxe ont été offertes au Premier ministre par un homme d'affaires thaïlandais de l'industrie du jeu, ayant des liens avec de hauts responsables de la police thaïlandaise. En juin, la Cour suprême des Caraïbes orientales a suspendu l'immatriculation de l'une de ces voitures, une Jeep Wrangler, dans le cadre d'une enquête visant à déterminer si le cadeau violait la loi dominicaine.

«*Bien que de nombreux scandales entourant Skerrit relèvent autant de la politique de l'opposition que de cas de corruption prouvables, pris ensemble, ils dressent un tableau assez convaincant de Skerrit s'enrichissant aux dépens du peuple de la Dominique*», estime le même câble diplomatique américain.

Malgré les multiples tentatives de *Heidi.news* ou de ses partenaires, Roosevelt Skerrit n’a pas répondu à nos questions. Pas plus que les autorités du pays malgré nos multiples demandes écrites ou propositions de rencontres. Le Premier ministre a en revanche pris la parole à deux reprises lors de conférences de presse durant lesquelles il a fustigé l’opposition politique de son pays, assurant que celle-ci était en  «*connivence avec des journalistes pour propager des mensonges et des informations erronées* ».

### La Suisse passive

Les risques sécuritaires évidents que posent ces passeports achetables [ont poussé en juillet](https://www.foreign.gov.kn/2023/07/20/uk-introduction-of-visa-requirement-for-dominican-nationals-visiting-uk/#:~:text=19%20July%202023%20%E2%80%93%20The%20UK,the%20UK%2C%20including%20to%20visit.) 2023 le Royaume-Uni à révoquer le système de visa automatique accordé à son ancienne colonie en juillet dernier pour «*des risques de sécurité intérieure*» causés par le programme d’acquisition de citoyenneté. L’Union européenne, elle, ne semble pas vouloir faire de même pour l’instant, freinée par certains de ses membres ayant des pratiques similaires. Pourtant, suite à la multiplication des scandales, les risques de dérives des programmes de citoyenneté par investissements sont désormais reconnus par plusieurs institutions internationales, comme l’OCDE.

Un porte-parole de la Commission européenne a d’ailleurs confirmé à nos partenaires néerlandais de [Follow the Money](https://www.ftm.eu) que *«l’évaluation des systèmes d’achat de citoyenneté mis en place par \[la Dominique\] sont toujours en cours»* car ils peuvent entraîner «*des risques liés à l’infiltration de la criminalité organisée, au blanchiment d’argent, à l’évasion fiscale et à la corruption, et permettent à des ressortissants de pays tiers d’accéder à l’UE sans visa alors qu’ils y seraient autrement soumis.*»

En Suisse, aucune décision politique ou institutionnelle ne semble démontrer que les autorités ont pris la mesure de l’enjeu qui n’a jamais été abordé publiquement. Interrogé, le Département des Affaires Étrangères (DFAE) nous a renvoyé au Secrétariat d'État aux migrations (SEM). Aucun des deux n’a souhaité répondre à nos questions.

**Episode suivant:** La Dominique, paradis des pirates d’aujourd’hui

https://www.heidi.news/articles/comment-la-dominique-a-pris-la-tete-du-sulfureux-business-des-passeports-dores

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