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Dans le «dernier kolkhoze» de Russie, le triomphe de l’oligarque de la saucisse

<img src="https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/b22212df-021c-47f0-8590-435e3278c779/medium" /><p>Dans le district de Zvenigovski, entre Nijni-Novgorod et Kazan, se trouve un complexe agro-industriel géant d&#39;un genre atypique. L&#39;oligarque communiste à sa tête le présente comme le «dernier kolkhoze» de Russie, capitalisant sur l&#39;ardente nostalgie soviétique..</p><p>Sans cette gigantesque affiche électorale placée sur l’un des rares carrefours de la steppe, où un certain Sergueï Kazankov apparaît au côté de Staline, j’allais rater une résurgence de l&#39;Union soviétique digne des plus grands films de propagande. Au prix d’une recherche internet (protégée par un VPN, on ne sait jamais), je découvre que ce candidat a été réélu à la Douma de Moscou en 2021 dans les rangs du Parti communiste, qu&#39;il a 53 ans, qu&#39;il figure sur la liste des politiciens sanctionnés pour avoir soutenu l&#39;invasion... et qu&#39;il n&#39;est pas le seul Kazankov dans ce cas de figure.</p><p>Car Sergueï est le fils d&#39;Ivan Ivanovitch Kazankov, ancienne figure de proue du parti communiste à la Douma dans les années 1990 et bras droit de l’inamovible camarade secrétaire général Guennadi Ziouganov. Si Sergueï a été directeur du Combinat agro-industriel de Zvenigovski, son père Ivan en a été tour à tour directeur, PDG et président pendant une quarantaine d&#39;années. Un oligarque de la saucisse, qui règne en maître sur le «dernier kolkhoze» de Russie: une usine géante de transformation de viande qui fleure bon le temps des Soviets.</p>Je suis à peu près à mi-parcours de mon périple le long de la Volga, sur la rive orientale, dans la république ethnique des Maris. Le district de Zvenigovsky, qui donne son nom au combinat, est à une centaine de kilomètres de Kazan, capitale du Tatarstan.

### **Sous le regard de Staline**

Pour trouver le complexe, il suffit de faire un détour, de traverser un champ de tournesols, de demander son chemin à la station-service (*«après le virage là-bas, à la statue de Marx, vous y êtes presque»*). Je me retrouve dans ce qui, à première vue, ressemble à une reconstitution pour nostalgiques du plan quinquennal, à l’instar de ces forts élevés dans les prairies du Montana pour commémorer la bataille de Little Big Horn. Sur le bâtiment d’un blanc laiteux flotte, gonflé par le vent de la steppe, un drapeau géant aux couleurs de l'URSS. Il fait la même taille que celui qui a été descendu du sommet du Kremlin le 25 décembre 1991, signant de la fin de l’ère soviétique.

Sur les murs de l’installation de 18’000 mètres carrés courent des inscriptions en lettres rouges, couronnées du point d'exclamation cher aux Bolcheviks: *«Honneur et gloire aux ouvriers du combinat de Zvenigovski!»*, *«Camarades, luttons pour le village, luttons pour la Russie!»*, *«Contre le fascisme, maintenant et à jamais!»*… L'allée menant aux usines est occupée par une galerie de trente portraits. Ce sont les stakhanovistes de l’année 2022: Ivanovna Lydia Vassilieva, sacrée meilleure empaqueteuse de saucisses, Nikolaï Barissevitch Zinoviev, meilleur conducteur de tracteur, Nikolaï Barissevitch Vassilievitch, meilleur agronome de l'année, avec sa moustache et son tee-shirt Nike...

Des fourgonnettes frappées de la faucille et du marteau sortent de l'enceinte sous le regard suffisant de Staline. En tunique d'ouvrier et pantalon rentré dans les bottes, la statue argentée salue avec bonhomie depuis son piédestal à quatre degrés. Un peu à l'écart, Lénine, la main dans son veston tel Napoléon, l'observe en fronçant les sourcils. Son piédestal, de deux degrés seulement, est à moitié caché derrière un bouleau. Une enseigne «URSS» domine l'entrée du bâtiment de la direction, solide édifice de style moderniste. A l’entrée, deux gorilles en tenue de camouflage montent la garde.

Je m'apprête à visiter l'une des entreprises agroalimentaires les plus prospères de Russie, qui place 150 tonnes de produits sur le marché chaque jour. Depuis sa refondation en 1995, le combinat de Zvenigovski a fait du communisme – période stalinienne – sa marque de fabrique. Qu’importe que l’URSS ait été déjà morte et enterrée depuis presque un lustre.

### **L’oligarque de la saucisse**

Le camarade président Ivan Kazankov a 80 ans et un regard gris de loup. Ce grand costaud parle en caressant l’épaisse cravate rouge qui lui court sur le ventre. Je m’attendais à de la méfiance, mais il manifeste d'emblée de la curiosité pour mon étrange visite inopinée. On devine qu'il est un vrai patron qui ne rend de comptes à personne, le souverain absolu de ce Stalingrad agraire, empire rural au bord de la Volga, étrangement inspiré par le plus grand exterminateur de paysans de l'histoire.

Son bureau semble conçu pour dérouter quiconque s’intéresse à la Russie de 2023: les bustes du petit père des peuples coexistent avec des icônes orthodoxes, le portrait de Nicolas II surplombe des maquettes de Soyouz, la photo de Vladimir Poutine côtoie celle de Saint-André, patron de toutes les Russies. Ce panthéon chaotique s’accorde bien avec l'opacité qui règne autour du combinat, que l'on me présente d’abord comme *«une coopérative agricole d'État, comme au temps de l'URSS»*.

Il s’avère qu’il s’agit plutôt d’une holding familiale tout ce qu’il y a de privée. Quand son fils est entré à la Douma, le camarade Ivan a choisi d’introniser sa fille comme PDG. *«Ce qui compte, c'est que cela fonctionne comme avant, c'est une entreprise communiste et anticapitaliste. Les bénéfices sont utilisés pour augmenter les salaires des quatre mille employés et pour développer l'entreprise»*, rétorque le maître des lieux sans sourciller.

A Kazan, on me racontera la vraie histoire. Lors du grand hold-up des années 1990 en Russie, les escrocs (*raketi*) les moins scrupuleux se sont partagé le pétrole, les restes de l’industrie soviétique ou même le stock d’ogives nucléaires… Ivan Ivanovitch Kazankov, fils de paysans tchouvaches devenu député à la Douma fédérale, s’est contenté de mettre la main sur un kolkhoze délabré, perdu entre quelques *isbas* dans la steppe.

Celui qui deviendra l'oligarque de la saucisse sait à quel point le collectivisme d'État est toujours présent dans le cœur du consommateur russe. Avec sagacité, il transforme le combinat socialiste de Zvenigovski en Zvenigovsky Ltd, géant industriel adapté au marché post-soviétique sauvage, sans oublier de faire fonds sur la nostalgie soviétique.

Des rumeurs circulent sur la fortune de Kazankov, qui semble avoir énormément augmenté à la faveur de la guerre avec l’Ukraine. Au point de [figurer sur la liste noire](https://sanctions.nazk.gov.ua/en/sanction-person/21708/) de l'organisation ukrainienne War & Sanctions, qui fournit aux gouvernements occidentaux des noms de Russes à sanctionner. Quant à l’intéressé, il dit adorer ce patriotisme économique imposé par l’Ouest. *«Je suis un formidable outil de développement pour la Russie. L'Occident aurait dû nous les imposer dans les années 1990, aujourd'hui nous serions la locomotive du monde, dommage.»*

### **Mercedes, casquette et vaches communistes**

Pour donner une idée du caractère stimulant des sanctions, Kazankov se vante d’avoir copié à la perfection les *«moyens de production»* italiens, allemands et israéliens. *«Nous avons doublé les lignes de production en un an, et nous fournissons désormais près de mille supermarchés en Russie.»* Il assure que son *«entreprise communiste à cycle complet»* est le modèle à suivre pour *«construire une nouvelle Union soviétique, avec des aliments sains et locaux provenant de notre terre»*.

Bonne pâte, Kazankov me propose de l'accompagner pour visiter la dernière méga-usine, à une vingtaine de kilomètres de là, où ont été reproduites à l’identique des installations de traite israéliennes. Les troupeaux paissent dans de grandes clairières bien équarries, manifestement gagnées sur la forêt voisine. Nous voyageons dans sa Mercedes blindée flambant neuve avec chauffer. Le compteur marque 3000 kilomètres – sans doute la distance qu’il lui a fallu pour voyager depuis le Kirghizstan, la principale route de contrebande pour les produits allemands.

L’oligarque communiste porte une casquette de base-ball rouge, brodée du sigle de l’URSS sur le front et du logo de la faucille et du marteau sur les tempes. Il dit qu'il envisage de faire marquer ses vaches de la même manière – difficile de savoir s'il plaisante. *«Nous cultivons du fourrage et des céréales sur 70’000 hectares»*, explique-t-il en admirant son royaume derrière la vitre teintée. 

> *«Nous élevons des vaches laitières et des porcs et allons jusqu'à l'emballage du produit fini, qu’il s’agisse de viande, de fromage, ou de kéfir. Nous faisons même de la glace, aussi bonne que celle de mon enfance. Gorbatchev et Eltsine ont ruiné même les glaces, ces lâches.»*

Il raconte qu'à l'époque de l'URSS, le kolkhoze élevait 600 porcs et produisait 1800 tonnes de viande par an. Aujourd'hui, il compte 220’000 porcs pour une production de 60’000 tonnes.

### **Provisions de guerre**

Je l'interroge sur la guerre avec l’Ukraine. *«Bien sûr que nous allons gagner, dit-il, parce que nous savons comment nous battre et parce que nous ne pouvons pas perdre.* 

> *S'il le faut, nous utiliserons des armes nucléaires, nous détruirons la Terre, nous détruirons tout, putain.»*

En attendant, la guerre, pour le camarade magnat, c'est une montagne de roubles. *«La production de fromage a augmenté de 80 %, nous avons remplacé les fromages français et italiens. Nous continuons à acheter des vaches, nous en sommes à 120 000 frisonnes.»* A notre arrivée dans l’étable, pas une mouche ne vole. Les ouvriers enfourchent sans lever les yeux, et même les vaches meuglent à voix basse. *«Nous les trayons trois fois par jour, comme aux Pays-Bas.»*

Puis il soupire, dit que ce n'était pas facile, qu'il a fallu des années de lutte pour accéder au pouvoir dans cette république du centre de la Volga. *«Leonid Markelov, le président précédent, a essayé de m'arrêter, j'ai subi deux attentats. J'ai même subi un attentat à la voiture piégée. Puis ce bandit a été arrêté pour corruption, ils ont tout saisi, des villas, 16 voitures et une caisse de lingots d'or. Il va passer 13 ans dans une colonie pénitentiaire.»*

J’apprends enfin comment ces étranges pâturages ont vu le jour. En 2017, Ivan Kazankov a été condamné pour *«déforestation à grande échelle dans le but de s'emparer illégalement de nouveaux terrains de pâturage»*. Il était alors député communiste à la Douma locale, a perdu son immunité parlementaire et son siège, sur décision du même procureur qui avait condamné Markelov. 

Je me dis que cette forêt dévastée, c'est son petit Donbass à lui. Mais je me garde bien de le lui dire.

La Russie est rapidement devenue un monde lointain, mystérieux et hostile. Des personnages comme l'oligarque Ivan Kazankov, perdu dans la province reculée, donnent l'idée de la distance. Et de la menace. La Russie regarde en arrière, nourrit la mythologie de la grandeur en s'accrochant au passé, même le plus tragique. Elle se prépare à résister et à souffrir – ce qu'elle a toujours fait de mieux –, se résignant à un avenir d'isolement, d'autarcie et peut-être d'autodestruction.

Sous les yeux de Staline, toujours.

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