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Pourquoi j’ai descendu la Volga à la recherche de la Russie profonde

<img src="https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/98b92aff-94e0-49f2-9845-515596986c30/medium" /><p>Pendant un mois et sur 6000 kilomètres, le journaliste italien Marzio Mian a parcouru la Russie le long de la Volga, de Tver à Astrakhan. Avec une obsession: comprendre où en est le pays après que le régime a décidé de mener la guerre à l&#39;Ukraine.</p><p>En un mois de voyage et sur 6000 kilomètres, de Saint-Pétersbourg à Astrakhan, en passant par Tver, Doubna, Rybinsk, Iaroslav, Nijni-Novgorod, Kazan, Oulianovsk, Samara, Saratov, Volgograd (ex-Stalingrad), je n’ai pas rencontré un seul Occidental. Je n&#39;entends pas d&#39;autre langue que le russe. Voilà qui est inédit. Dans la Russie paranoïaque de Poutine, étouffée par le contrôle du FSB, héritier du sinistre KGB, l&#39;inquiétude naît facilement, parfois la panique. Surtout si vous posez des questions.</p><p>Je descends la Volga, qui est l&#39;axe principal pour tenter de comprendre ce que signifie être russe aujourd&#39;hui, car c&#39;est là que tout a commencé. Là où l&#39;empire des tsars a pris racine, là où Lénine, le père de la révolution, est né, là où l&#39;Union soviétique s&#39;est imposée dans l&#39;histoire après l&#39;immense boucherie de Stalingrad. Le long de la Volga se trouvent de nombreuses villes qui ont déterminé la culture, la foi et l&#39;identité russes.</p>Au pays des grands fleuves, la Volga est *le* fleuve. On l'appelle *Matouchka*, la petite mère de la Russie, qu’elle traverse du nord au sud, de la Baltique aux pays des Tchouvaches, des Tatars, des Kalmouks, des Cosaques, et jusqu’aux rives de la mer Caspienne. C'est là que l'Europe et l'Asie se rencontrent ou se divisent, mur ou pont entre les civilisations, selon que la boussole de l'histoire russe pointe vers l'Est ou vers l'Ouest.

Et maintenant, en ce deuxième été de guerre? L’invasion de l’Ukraine a-t-elle précipité le pays au bord du gouffre, semé les ferments de la discorde, ou mis au jour le vrai visage d’une Russie qu’on réduit trop souvent à ses métropoles? C’est la question à laquelle ce périple vise à répondre.

### **Au musée de l’Ermitage**

*«La Volga était tout, et elle est toujours tout»*, m’assure en tout cas l’historien Mikhaïl Piotrovski, le puissant directeur du musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg. Avant de commencer le voyage, il m’a reçu dans son modeste bureau au sous-sol du musée, où il s'est taillé un coin au milieu de piles de livres, de paperasses, de bouilloires à thé, de sculptures et de tableaux emballés.

*«La Volga a produit de grands esprits, des écrivains inégalés comme Maxime Gorki, Ivan Gontcharov, le poète Velimir Khlebnikov... Parce qu'elle vous fait aspirer à la grandeur, elle a sa propre intimité, des cieux protecteurs et lumineux, pas comme les espaces illimités de la steppe ou des fleuves sibériens, qui vous donnent l'impression d'être une puce dans le cosmos.*

> *Des idées chocs sont nées sur la Volga. Lénine a changé l'histoire du monde.»*

Piotrovski, 78 ans, est d'origine arménienne, et c’est un éminent islamologue et orientaliste. Je le connais depuis des années, mais jusque-là, nous devisions aimablement du peintre vénitien Canaletto, de Byzance, des grands voyageurs arabes ou de ses chers vins blancs siciliens.

Je le retrouve en pleine exaltation belliqueuse. Je suis convaincu qu'il ne joue pas un rôle: à son âge, il pourrait choisir de se taire et composer, comme la plupart des Russes. Sa voix reste calme, mais il lance des regards fébriles, quelque chose le ronge de l'intérieur.

### **Une civilisation impériale**

Les photos aux murs le montrent avec Poutine et les invités occidentaux de marque que le chef du Kremlin avait l'habitude d'amener à l'Ermitage, quand la Russie était encore en cour auprès de l’Occident. On y voit un Tony Blair souriant, ou Angela Merkel. Mais ce sont désormais des pièces de musée, au même titre que la tapisserie accrochée au mur, offerte par un cheik égyptien à l’impératrice Catherine II la Grande deux siècles et demi plus tôt.

Ce doux intellectuel, dont la veste retombe en plis larges autour des frêles épaules, est devenu un guerrier. *«Il y a beaucoup de peuples, mais une seule nation: la Russie»*, poursuit-il. *«Sur la Volga, la Russie a réussi à intégrer tout le monde. L'islam est une religion de la tradition et de l'identité russes au même titre que le christianisme orthodoxe. En Europe, en Amérique, vous n’avez que le multiculturalisme à la bouche, mais vos villes implosent sous la haine. Nous, sans bavardage, nous incluons tout le monde, parce que nous sommes une civilisation impériale.»*

Et le voici qui cite Staline. *«Je suis Géorgien, de nationalité russe.»* Staline, qui a perpétré les pires massacres et déportations contre les Tatars, les Cosaques, les chrétiens non alignés, les koulaks «ennemis du peuple» dans les villes de la Volga.

*«Regardez l'Ermitage»*, s’enflamme son directeur, en écartant ses bras maigres et en plissant les yeux. *«C'est l'encyclopédie de la culture mondiale, mais elle est écrite en russe parce qu'il s'agit de notre interprétation de l'histoire mondiale. C'est peut-être arrogant, mais c'est ce que nous sommes.»*

### «Les Russes sont comme les Scythes»

Piotrovski fait une pause, inspire profondément. Il s'apprête à évoquer Stalingrad, sa Jérusalem. *«Je ne l'appelle pas Volgograd, mais Stalingrad. Aujourd’hui comme jamais, elle est notre repère, un symbole de résistance sans équivalent dans l'histoire, un cauchemar pour nos ennemis. Pendant la Grande Guerre patriotique* (Deuxième Guerre mondiale, ndlr.)*, la Volga était défendue comme un corridor économique vital pour les approvisionnements Nord-Sud.*

*Il en va de même ces temps-ci: c’est via la Volga et la mer Caspienne que nous commerçons avec l'Iran pour contourner les sanctions, que nous exportons du pétrole vers l'Inde et importons ce dont nous avons besoin.»*

![Mémorial à Stalingrad (0544).jpg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/2b5827ff-12f7-4ecd-8c64-c768b5042b47/large "L'usine Gerhardt, ruine emblématique de la bataille de Stalingrad, désormais Volgograd. | Alessandro Cosmelli")

Il enlève ses lunettes, les essuie calmement avec un pan de sa veste. *«Stalingrad est un totem et un destin. Si les nazis l'avaient prise, ils auraient coupé la Volga et conquis toute la Russie. C’est une question très matérielle, qui est devenue spirituelle. Et un avertissement. Celui qui le tente finira comme tous les autres, les Suédois, Napoléon, les Allemands et leurs alliés.*

> *Les Russes sont comme les Scythes: ils attendent, ils souffrent, ils meurent et puis ils tuent.»*

Je penserai souvent à ma rencontre avec Piotrovski. Jusqu'à la fin du voyage, je reverrai ses yeux et j'entendrai l'écho de ses paroles. Il n’est pas le genre d’homme à servir malgré lui de porte-voix à la propagande du régime. Ses propos nous disent quelque chose de la Russie.

https://www.heidi.news/articles/pourquoi-j-ai-descendu-la-volga-a-la-recherche-de-la-russie-profonde

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