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 Heidi.news

De la curatelle au cauchemar: les leçons d’une enquête qui a secoué le Landerneau

<img src="https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/49ca1c44-2a15-4122-9e10-ab137c593e73/medium" /><p>L’exploration sur le fonctionnement des curatelles privées à Genève a suscité de très nombreuses réactions et incité des députés genevois à déposer un projet de loi pour réformer le système. Deux mois après la publication des épisodes les concernant, les principaux témoins de l’enquête relatent ce qu’ils sont devenus.</p><p>Une avalanche. Ou plutôt un flux quasi-quotidien de courriels, téléphones, courriers ou prises de contact via les réseaux sociaux ou par le biais de personnes connues de la rédaction. Rarement une enquête publiée par <em>Heidi.news</em> avait suscité autant de réactions que cette Exploration sur les curatelles privées à Genève. Les commentaires ne se sont pas limités aux frontières du canton. Plusieurs messages, évoquant des situations parfois tragiques, nous sont aussi parvenus des cantons de Vaud et du Valais.</p><p>De nombreuses personnes nous ont fait part de leur émotion à la découverte des difficultés auxquelles sont confrontés les protégés dont nous avons retracé les parcours. Parmi ces lecteurs, des citoyens ordinaires, des députés – <em>«Je partage entièrement vos préoccupations et vous soutiens complètement»</em>, écrit l’un d’eux –, et même une ambassadrice suisse à l’étranger, qui nous a envoyé ce message: <em>«Vous faites un travail absolument extraordinaire et je tiens à vous remercier toutes et tous!»</em></p>Beaucoup d’interlocuteurs, aussi, sont apparus dans l’urgence de partager leur propre expérience. *«Les cas que vous mentionnez dans vos articles sont loin d’être isolés»*, souligne une dame. *«La machine curatelle m’a broyée, mais avec cette bataille publique je revis»*, relate une autre. Ou encore celui-là:  *«J’ai dû prendre un avocat et j’ai gagné. Mais toute l’affaire a jeté une ombre d’insécurité sur ma mère.»* Nous n’avons malheureusement pas pu documenter les situations de toutes les personnes qui se sont manifestées: elles étaient trop nombreuses, et nous ne pouvions redémarrer l’investigation à laquelle nous avions déjà consacré des mois.

### **«Un loup pour surveiller des moutons»**

«*Je voulais signaler que la curatelle de ma mère s’est très bien passée, sans bizarrerie. L’avocate désignée a été très correcte et sympathique»*, a tenu a nous écrire l’un de nos lecteurs. Bien sûr, toutes les curatelles ne se transforment pas en chemin de croix. Mais à ce message près, la tonalité générale des témoignages adressés à la rédaction esquisse un tableau d’ensemble problématique, cohérent avec le sentiment de malaise qui se dégage des situations particulières d’Alice, Edwige, Patrick, Paul et des autres protégés sur lesquels nous avons enquêtés.

Parmi les lecteurs qui ont réagi, certains ont reconnu en l’avocat Luc Elaret *(nom modifié à sa demande)*, qui figure dans plusieurs épisodes de l’exploration, le curateur auquel ils avait eux-même eu affaire. C’est notamment le cas de ce Carougeois qui s’est dit disposé à transmettre des informations sur ses *«méthodes»*, ou d’une autre personne qui considère que les démêlés de sa famille avec Me Elaret ont englouti dix années de sa vie. *«Nous avons eu la bonne-mauvaise idée de demander la mise sous protection de notre oncle quand il a rencontré des difficultés cognitives. Ce dernier a cordialement détesté  son curateur»*, relate ce témoin. *«Me Elaret devrait être immédiatement éjecté de toutes ses curatelles»*, assène pour sa part un confrère genevois de l’avocat-curateur.

### **S’abriter derrière un écran de fumée**

A notre connaissance, Me Elaret est toujours le curateur d’Emilie *(voir les [épisodes 1 ](https://www.heidi.news/explorations/a-geneve-de-la-curatelle-au-cauchemar/qui-se-souvient-d-emilie)[et 2](https://www.heidi.news/explorations/a-geneve-de-la-curatelle-au-cauchemar/le-lit-est-fait-le-frigo-est-plein-qu-est-ce-que-cela-peut-bien-vous-faire))*. Cette dame âgée de 96 ans vit recluse chez elle depuis une dizaine d’années sous la férule de deux gouvernantes, une mère et sa fille faisant usage de sa maison comme si elle était la leur. Deux mois après la publication de l’enquête sur cette protégée et en dépit de toutes les réactions qu’elle a soulevées, la situation de la nonagénaire n’a pas évolué. Les deux gouvernantes sont toujours en poste.

C’est même pire que cela. La manière dont Me Elaret exerce cette curatelle semble d’autant moins avoir été remise en cause que nous avons appris qu’il s’était attelé, dans la foulée des articles exposant ce cas, à jeter le discrédit sur une voisine et amie d’Emilie, notamment par le biais d’un courrier adressé à une autre voisine de la même rue. D’après la version élaborée par le curateur, que l’une des représentants du Tribunal de protection de l’adulte et de l’enfant (TPAE) a contribué à colporter dans Genève, le problème ne tiendrait pas tant à la situation effective d’Emilie qu’aux *«manipulations»* dont l’autrice de ces lignes aurait été l’objet de la part de cette amie qui, sous couvert de dénoncer la réclusion de la vieille dame, convoiterait sa maison depuis des années.

*Heidi.news* réfute toute manipulation, et les éléments à notre disposition invalident catégoriquement l’hypothèse des intérêts mal placés d’un témoin de l’enquête. Pendant que les uns et autres s’abritent derrière des écrans de fumée, Emilie, elle, reste cloîtrée.

### **«Dégoûté du système»**

Patrick Spitzner, cet ancien policier cantonal qui se demandait si son curateur l’avait *«roulé dans la farine»* en lui ponctionnant plus de 25’000 francs pendant les deux ans et demi de sa curatelle *([épisodes 3 ](https://www.heidi.news/explorations/a-geneve-de-la-curatelle-au-cauchemar/curatelles-a-geneve-mode-d-emploi)[et 4](https://www.heidi.news/explorations/a-geneve-de-la-curatelle-au-cauchemar/curatelle-cherement-payee-j-ai-besoin-de-savoir-si-je-me-suis-fait-rouler-dans-la-farine))*, a appris début novembre 2023 que le recours qu’il avait introduit contre ces honoraires avait été rejeté. *«Je suis dégoûté du «système»»*, nous a-t-il écrit au moment de s’envoler pour l’étranger où, libéré de sa curatelle, il est déterminé à refaire sa vie.

Sylvie, dont le frère est devenu SDF dans une ville étrangère quelques mois après que le TPAE ait jugé qu’il devait bénéficier de mesures de protection *([épisode 7](https://www.heidi.news/explorations/a-geneve-de-la-curatelle-au-cauchemar/place-sous-curatelle-un-financier-genevois-se-retrouve-sdf))*, n’a pas reçu la moindre nouvelle du tribunal ni d’aucune autre autorité genevoise. En l’absence de soutien institutionnel, elle continue de chercher, seule, une solution pour faire bénéficier Paul de soins conformes à ses besoins.

Edwige, une autre protégée dont nous avons relaté l’histoire, a pu reparler à son frère avec qui elle était en froid. Ce dernier a exprimé le regret d’avoir demandé au TPAE sa mise sous protection en 2018 (épisodes [3](https://www.heidi.news/explorations/a-geneve-de-la-curatelle-au-cauchemar/curatelles-a-geneve-mode-d-emploi), [4](https://www.heidi.news/explorations/a-geneve-de-la-curatelle-au-cauchemar/curatelle-cherement-payee-j-ai-besoin-de-savoir-si-je-me-suis-fait-rouler-dans-la-farine) et [5](https://www.heidi.news/explorations/a-geneve-de-la-curatelle-au-cauchemar/face-a-des-curateurs-indelicats-la-detresse-de-certains-proteges)). Il pensait alors agir pour le bien de sa sœur et non l’exposer à une pénible et coûteuse curatelle, finalement levée en 2022.

### **Une facture «extravagante»**

Dans l’épisode 5, nous avions raconté comment Nicolas Burgy, sur les conseils d’un avocat, avait enfin obtenu d’être nommé curateur de sa mère en juillet 2023, cinq ans après avoir fait des démarches pour la signaler au TPAE, alors qu’elle commençait à avoir des absences. Pour ce journaliste à la retraite, une question de taille restait en suspens: celle des honoraires facturés à sa mère par le curateur désigné en 2018, Me P. Ergote *(nom d’emprunt)*. L’équivalent de 500 francs par mois, 1000 francs ou plus encore?

Cet ancien de la RTS n’avait pas la moindre idée des montants en jeu, jusqu’à ce qu’il accède lui-même aux comptes de sa mère. Un courrier officiel lui confirme alors que la rétribution du curateur s’élevait à 67’085 francs pour la période allant d’avril 2018 et mars 2022, soit un coût mensuel moyen de 1400 francs, une somme approuvée par le TPAE. Nous avons proposé à Me Ergote de la commenter, mais il n’a pas donné suite.

Plus encore que cette facture jugée *«proprement extravagante»* par l’avocat de Nicolas, ce sont les 5809 francs *«d’émoluments de contrôle»* réclamés en plus à sa mère par le  tribunal qui ont fait sortir le jeune retraité de ses gonds. *«Je suis tout simplement choqué»*, indique ce dernier.

Pour peu qu’un protégé dispose de quelques économies, il lui est impossible d’échapper à ces frais fixés par le Règlement sur les tarifs des frais en matière civile (RTFMC). *«L'émolument forfaitaire de décisions pour l'examen des comptes de curatelle est fixé à 100 francs, majoré d'un émolument complémentaire égal à 2‰ de la valeur nette de la fortune si elle dépasse 50 000 francs et de 3‰ si elle dépasse 300 000 francs»*, précise ainsi l’article 53. *«C’est comme si le tarif horaire d’un comptable était fonction de la fortune de son client et non du travail effectué»*, s’étrangle Brigitte Pivot, la présidente de l’association SOS Curatelles-Tutelles qui accompagne les protégés et leur famille.

Nicolas n’a pas encore décidé s'il allait contester la note de Me Ergote. Pour l’instant, entre deux visites à sa mère qui *«va bien»*, il a bouclé son rapport d'entrée en fonction et satisfait aux diverses requêtes administratives liées à son nouveau rôle de curateur, un travail qui *«ne prend tout de même pas des dizaines d'heures»*, fait-il remarquer.

Il a aussi pris le soin de recruter une aide ménagère à mi-temps plutôt que de continuer à dépendre de prestataires extérieurs. La bonne surprise est venue lorsqu’il a établi un budget prévisionnel, ainsi que le TPAE le demande. Il a réalisé que les finances de sa mère allaient mécaniquement être revalorisées de près de 1400 francs par mois, maintenant qu’elle n’avait plus à supporter les honoraires d’un curateur privé.

### **Les politiques face à leurs responsabilités**

Plus significatif encore pour les témoins et protégés dont l'expérience a nourri cette enquête, l’espoir soulevé par les réactions du monde politique à [la lettre ouverte de Serge Michel, rédacteur en chef de ](https://www.heidi.news/sante/curatelles-lettre-ouverte-aux-deputes-genevois)*[Heidi.news](https://www.heidi.news/sante/curatelles-lettre-ouverte-aux-deputes-genevois)*. *« Gageons que ces nouvelles révélations sauront intéresser les membres de votre assemblée, dans le cadre de la mission de contrôle de l’action publique qui vous échoit »*, écrivait-il aux membres du Grand Conseil le 16 septembre dernier, après la mise en ligne des premiers épisodes. Plusieurs députés, tous courants politiques confondus, se sont manifestés en retour.

Un collectif de citoyens réunis par l’association SOS Curatelles-Tutelles a lui aussi reçu de nombreuses réponses au courrier faisant référence à notre investigation, qu’il avait adressé courant septembre aux chefs de groupe du Grand Conseil, aux conseillers d’Etats responsables de la santé et de la protection sociale ainsi qu’aux autorités judiciaires de Genève. *«Le TPAE se doit d’être au service des protégés et de leur famille, afin d’aider les plus vulnérables et non de causer d’irrémédiables dégâts qui brisent des vies entières en grand nombre»,* souligne les signataires de la missive, qui demandent entre autres une réforme du mode de désignation des curateurs et la création d’un organe de surveillance véritablement indépendant.

### **Un projet de loi au Grand Conseil**

Le résultat le plus tangible de ces initiatives est le [projet de loi destiné à réviser le système des curatelles](https://ge.ch/grandconseil/data/texte/PL13366.pdf) déposé par l’UDC le 25 septembre 2023. *«Le système des curatelles à Genève et son fonctionnement en vase clos me scandalisent depuis des années »*, explique le député Guy Mettan, l’un des signataires du projet. Renvoyé devant la Commission judiciaire, le «PL 13366» prévoit notamment que le TPAE, sauf cas exceptionnel, « *désigne d’office aux fonctions de curateur des proches de la personne protégée ou une personne désignée par celle-ci* ».

*«Le curateur remet chaque mois à la personne concernée et à ses proches un décompte succinct des dépenses effectuées ainsi qu’un extrait des relevés de comptes »* prévoit aussi ce texte, qui abaisse en outre la rémunération du curateur à 75 francs de l’heure pour la gestion courante. Guy Mettan attend désormais d’être auditionné, et se dit *«raisonnablement optimiste»* quant à la suite que les députés réserveront à cette proposition de loi. *«Ce n’est pas un projet polémique,* relève l’élu. *Il n’est pas marqué idéologiquement ou partisan, et porte sur une problématique qui intéresse aussi bien à droite qu’à gauche.»*

### **Silence radio des intéressés**

Si cette exploration et les courriers adressés aux autorités ont su retenir l’attention des parlementaires, en revanche, le silence radio est en revanche de mise du côté de l’exécutif et du pouvoir judiciaire genevois. Enfin, pas tout à fait. *Heidi.news* a appris que la représentante du TPAE citée plus haut avait fait part de son exaspération vis-à-vis de la publication de notre lettre ouverte. Comme s'il était plus grave de s’adresser aux députés de la République et de se soucier du bien-être des protégés, que de laisser les plus fragiles de notre société aux prises avec des curateurs indélicats.

https://www.heidi.news/articles/de-la-curatelle-au-cauchemar-les-lecons-d-une-enquete-qui-a-secoue-le-landerneau

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