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En station de ski, un rail de coke et ça repart

<img src="https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/09f5d2d6-2263-44f3-91ca-a1cc51065258/medium" /><p>Pour entamer cette descente tout schuss dans la poudreuse, on plante les skis en Haute-Savoie. La vie de saisonnier est un mélange de travail harassant et de fête infinie. Adrien* et Julien*, qui connaissent ce milieu comme leur poche, nous relatent comment ils sont tombés dans le canon à neige.</p><p>Je commence par ce que vous savez déjà. En montagne, les stations de ski vivent au rythme des saisons. L’hiver se concentre sur quatre mois intenses, de décembre à mars. La population des villages explose, parfois de 500 autochtones placides à 50’000 âmes surexcitées. Certaines stations ont développé l’été, de mi-juin à mi-septembre, notamment à cause du changement climatique, mais les terminaux de carte de crédit chauffent alors beaucoup moins que l’hiver. Le reste de l’année, la plupart des boulangeries, boucheries, supermarchés, magasins de sport, restaurants, hôtels, bars et même des bureaux de tabac restent portes closes, ne laissant que des villages fantômes.</p><p>Qui dit saisons dit saisonniers. Ils sont des dizaines de milliers, dans les Alpes, à affluer et refluer avec les touristes. A «charbonner», comme ils disent, pour accueillir, amuser, servir les flots de touristes venus pour la semaine ou le week-end. Ils en ont souvent la tête qui tourne, mais ils s’accrochent. «<em>On n’est pas à plaindre</em>, lance Julien (prénom modifié), saisonnier en Haute-Savoie. <em>On bosse beaucoup, on gagne bien notre vie car on fait des heures de malade. On charbonne 6 ou 7 mois, on flotte le reste de l’année.»</em></p>Les saisonniers que je connais viennent de toute la France. Ils servent dans les restaurants, vendent ou louent du matériel de sport, accompagnent la montée sur les télésièges. Sans eux, pas de saison, ni de chiffre d’affaires. Ils sont le moteur d’une industrie de la montagne qui fait valser les liasses: le tourisme hivernal représente 5 milliards de francs en Suisse et le double en France.

Mais on ne comprend pas la vie de saisonnier si l’on omet ce détail: les petites mains sont aussi là pour en prendre plein la tête.

### **La bière de la débauche**

S’il y a une chose que j’ai pu observer en station, où j’ai vécu et donné des coups de main à mes parents *[(voir l'introduction)](https://www.heidi.news/sante/cocaine-en-station-comment-j-ai-decouvert-qu-ils-en-prenaient-tous)*, c’est que l’argent n’est pas la première motivation des saisonniers. Rejoindre une station, c’est profiter d’un cadre de travail hors norme: la possibilité de skier sur ses congés, découvrir des paysages à couper le souffle et apprécier la généreuse gastronomie locale.

Mais pour ces gens, à la fois travailleurs et hédonistes, monter en station est surtout l’occasion de sortir en groupe, parfois très soudé, dans les bars et les boîtes de nuit. Et de boire comme des trous. *«Ça toujours été le cas, ça le sera toujours»*, confirme Adrien (prénom modifié), qui suit le rythme des saisons depuis 25 ans. «*C’est bien rémunéré, car c’est du travail nocturne, mais je finis toujours à 7h du mat, et si tu bois pas un peu, t’es pas dans l’ambiance et tu as comme des envies de tuer les gens, donc c’est compliqué.*»

Pour les saisonniers, les bars sont une deuxième maison. Ils s’y enfilent des shots avant le service, viennent boire une, deux, quatre, six bières après le travail sur les pistes ou dans les magasins. Cette habitude est une institution: c’est la «bière de débauche». Un sas de décompression, récompense d’une longue journée qui sera suivie d’une courte nuit.

Perchée sur un tabouret, dans les bars que j’ai l’habitude de fréquenter, j’ai souvent observé ces états extrêmes. Et pendant des années, j’ai écouté. Cette serveuse qui m’avoue: «*My god, tout à l’heure, je suis passée boire trois shots avant d’aller au taff à 19h. J’ai trop picolé hier, il me fallait quelque chose pour me réveiller!*» Ce préparateur de petit-déjeuner dans un hôtel: «*j’ai pas pu me lever ce matin, jusqu’à 5h j’étais en boite, après j’ai fait un after, du coup à 7h j’étais pas frais. En plus c’est déjà la troisième fois, j’espère qu'on ne va pas me virer.*»

### **La cocaïne, étoile des neiges**

Le rythme est invariable: boulot de 11 à 15 heures, coupure, puis de 19 heures à minuit. Vient alors la fameuse bière de débauche, et puis la soirée qui s’allonge jusqu’à 5 heures du matin… Et on recommence. Au mois de janvier, la fatigue se fait ressentir, mais lorsqu’en février ils n’ont plus de jour de congé, pour faire face à l’afflux de touristes, beaucoup de saisonniers craquent. L’alcool ne suffit plus et c’est souvent à ce moment-là qu’ils s’en remettent à la deuxième mamelle du métier. La poudre.

On n’imagine pas combien de saisonniers trouvent dans la cocaïne une solution miracle pour tenir jusqu’à la fin de saison. Je m’en ouvre à Adrien:

* Une association m’a parlé d’un chiffre, 70 % des saisonniers en prendraient?

* Oh oui, facile, facile!

* C’est énorme.

* Tu sais… En station, il vaut mieux compter les gens qui n’en prennent pas, ça ira plus vite.

Tant de coke dans les stations de ski? Il y a des brèves dans les journaux, à chaque fois qu’un dealer se fait attraper. Mais je n’avais jamais imaginé que c’était tellement répandu, en particulier chez les saisonniers. Pour démarrer cette enquête, et avant d’aller voir dans d’autres stations comme Verbier en Suisse, de parler à la police et aux hôpitaux (les autorités ayant refusé de me répondre), j’ai passé du temps avec deux d’entre eux, interrogés séparément, dans une petite station familiale de Haute-Savoie.

### **Profession saisonnier**

Sur ce canapé, Adrien a du mal à tenir en place. Célibataire, beau garçon, le regard fuyant, il me raconte qu’il est tombé dans cette vie comme on dégringole une piste noire. «*J’ai commencé tôt, à 19 ans, car mes parents avaient un restaurant dans une station balnéaire*.» Tenir le bar à 13 ans, puis aider sa famille au service le temps de rater son bac, l’ont finalement conduit à enchaîner les saisons. «*J’ai été serveur, plongeur, chef de rang, responsable de bar, barman…*» Aujourd’hui, il travaille en boite de nuit.

Pour Julien, qui habite à l’année en station, la vie de saisonnier s’est imposée d’elle-même. «*C’était le seul moyen de rester à la maison… Si tu ne veux pas prendre la voiture tous les jours pour aller travailler à Cluses, Thonon, Genève ou encore Annecy, t’es bien obligé de trouver quelque chose ici.*» Quelques stations essaient de maintenir des activités toute l’année, mais les CDI sont rares. Julien remet ses cheveux en place, boit un peu de café et m’explique avec la nonchalance de la trentaine: «*chacun se débrouille comme il peut. Certains moniteurs de ski sont artisans l’été, mais ça reste une dérivation du système saisonnier en soi. D’autres partent à la mer après l’hiver.*»

### **Dans le canon à poudre**

J’ai interrogé Julien et Adrien sur leur rapport à la cocaïne, pour comprendre à quel moment cette drogue leur était devenue nécessaire pour travailler. «*Quand j’avais 18 ans, je faisais des extras le soir dans un restaurant,* explique Julien. *C’était en plus de mon job toute la journée dans un autre établissement sur les pistes. Parfois j’enchaînais même après avec des extras en tant que barman en boite de nuit. Je dormais deux heures par nuit. Et à l’époque je prenais absolument rien pour tenir*», précise-t-il avec ce rire atypique qui ponctue la plupart de la fin de ses phrases.

«*Tant que j’étais jeune, c’est longtemps resté festif, rare*, poursuit Julien\*. On ne trouvait pas de la coke à tous les coins de rues, pas comme aujourd’hui. Surtout en station de ski.\*»

«*Moi j’ai commencé par fumer des joints à 13-14 ans*», raconte Adrien, qui aujourd’hui a passé la quarantaine. «*On m’a proposé de la coke à 17 ans, puis à 21 ans. J’ai toujours dit non parce que je savais que j’allais aimer… Je fumais déjà beaucoup, je prenais des douilles, c’est violent les douilles! Pourtant, tu sais, j’étais un enfant pourri gâté par mes parents, gentil, bien élevé. Mais j’ai découvert que j’aimais bien me défoncer la gueule.*»

Adrien prend son premier rail de coke à 23 ans, lors d’une soirée festive, puis continue de temps à autre. Pas souvent, car la cocaïne est un budget. Grand gaillard de presque 1,90 mètre, il est de ces personnages dont la douceur et la sensibilité émeuvent, mais qui détestent montrer leur fragilité. Et la cocaïne est le remède miracle à la timidité, trait de caractère qui n’a pas sa place dans le monde de la nuit.

### **«Tu sais pourquoi on ne m'a jamais vu bourré?»**

«*J’ai commencé à bosser dans des bars, des boîtes de nuit, et c’est monté crescendo… Pourtant j’en ai pas besoin, je suis heureux, j’ai eu de belles histoires d’amour. J’ai rencontré des femmes super, mais beaucoup sont parties à cause de mon rapport à la drogue* ». À 26-27 ans, Adrien commence à se persuader qu’il en a besoin pour travailler. Aujourd’hui, il avoue prendre de la cocaïne tous les jours. «*Je dirais pas qu’avec t’es meilleur, mais t’es pas moins bon. Déjà, tu tiens mieux l’alcool. Tu sais pourquoi on ne m'a jamais vu complètement bourré? Parce que je triche.*»

C’est une raison souvent évoquée par les saisonniers, incapables de s’arrêter de boire jusqu’à l’ivresse tous les soirs après le boulot. La cocaïne agit comme un remède miracle pour décuver. L’éthanol est toujours présent dans l’organisme, mais l’esprit est clair, on peut de nouveau se mouvoir et s’exprimer comme si on était sobre. Imparable.

### **La saison de trop**

Pour Julien, qui vit aujourd’hui en couple, la drogue est longtemps restée festive. Jusqu’à la saison de trop. Pendant des années, il se contente de partir en expédition pour aller chercher de la cocaïne, ou garde une ou deux pilules qu’il a pu acheter en soirée sur Genève. Il débute avec optimisme cet hiver-là, une nouvelle saison dans un nouvel établissement, mais les horaires intenses – 9 à 21 heures – vont bousculer ses habitudes.

*«On charbonnait, fallait avoir la pêche, danser, faire rire les clients, c’était un bar super festif. Mais avec mon collègue, vu qu’on aimait faire la fête, on a vite commencé à en prendre un peu* (de la cocaïne, ndlr.)*. Surtout moi. Même si j’arrivais à bosser, j’avais tellement de retard de fatigue… Quand il faisait froid c’était atroce, quand il faisait soleil t’étais en plein cagnard toute la journée… J’allais faire la sieste à 15h, à mon réveil j’en prenais. Je rentrais du boulot, je faisais une sieste, et j’en reprenais avant de sortir boire un coup.»*

Partagé entre l’envie de bien faire son travail et de profiter, Julien a vite compris dans quelle boucle il avait mis les pieds. « *Je ne prenais pas de grosses quantités, mais j’avais toujours quelque chose dans la poche au cas où je ressentirais un coup de mou pendant le service. Des fois j’allais m’en mettre une petite dans les toilettes.*» raconte Julien en rigolant. Finalement, il tournera à 1,5 ou 2 grammes par semaine.

### **«Si je veux arrêter, je devrai sortir de ce milieu»**

«*Je ne referai plus jamais ça de ma vie, ça m’a détruit la santé. Aujourd’hui j’essaye de rendre ça ponctuel et festif*», confie Julien. Après ces nombreuses saisons, son visage porte les stigmates de la consommation: yeux fatigués, dents abîmées… Malgré son flegme et sa bonne humeur, on a du mal à imaginer que la cocaïne est vraiment derrière lui. Il est toujours entouré des mêmes compagnons de saisons, dont les gestes et les habitudes de beuveries trahissent la consommation de drogues dures.

Pour Adrien, la drogue est toujours une habitude. Il a prévenu ses employés mais les surveille de manière obsessionnelle, pour être sûr que son comportement ne soit pas imité. En ce qui le concerne, il est plus fataliste. *«Si un jour je veux arrêter, je devrai sortir de ce milieu. En restant ici c’est pas possible*». Quelques jours après cet entretien, il enchaînera trois jours sans dormir.

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