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Au Groenland, avec des chasseurs d’icebergs pour prédire la fonte des glaces

<img src="https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/1701da95-9e66-46e9-a4a0-54c7ca9ef1f5/medium" /><p>«Seuls les glaces et le temps sont maîtres», dit un proverbe inuit. A bord d’un navire scientifique, l’expédition GreenFjord de l’EPFL en sera le témoin. Reportage sur le front mouvant de la calotte glaciaire du Groenland, le premier contributeur à l’élévation du niveau de la mer. Et sa fonte pourrait être bien plus rapide que prévu.</p><p>Derrière ses jumelles, le capitaine inuit balaie du regard l’océan de glace qui encercle le navire à perte de vue. Il cherche les ours polaires, aperçus deux jours plus tôt sur le rivage de granite du fjord. <em>«La voie est libre»</em>, hurle-t-il, en sortant la tête de la cabine. L’annexe est hissée; les scientifiques s’activent en silence. L’air nerveux, ils déroulent un câble. Leur vigilance est telle qu’on imagine la mèche d’un explosif leur glissant entre les gants.</p><p>Le ciel est clair en ce matin d’août 2023, et pourtant le tonnerre gronde. Il provient des entrailles d’un imposant mur de glace, de 70 mètres de haut, qui barre l’horizon sur plus de quatre kilomètres. La langue du glacier de Qajuttap, nommé d’après le dernier chamane de la région, se jette dans l’océan avec fracas.</p>C’est sur le front mouvementé de ce glacier de marée, au sud-ouest du Groenland, que les scientifiques de l’expédition GreenFjord de l’EPFL, financée par l’Institut polaire suisse, établissent leur camp de base flottant, pendant cinq jours. A base de l’*Adolf Jensen*, navire scientifique loué pour l’occasion.

![GL 0 bateau.jpg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/d91cd13b-6e16-46cf-bb91-14df961d11a2/large)

Leur objectif: étudier le «vêlage» du glacier – cette rupture chaotique qui donne naissance aux icebergs, ces «montagnes de glace» qui dérivent avec les courants marins, parfois jusqu’aux côtes du Canada. Dans une lente fonte, l’iceberg crépite, craque et roule sur lui-même comme un baleineau. C’est pour cette raison que les chasseurs de baleines nomment cette violente séparation le «vêlage» du glacier, comme une naissance.

### **Une bombe à retardement**

Les dimensions du glacier de Qajuttap sont difficiles à appréhender à échelle humaine. Il ne s’agit pourtant que d’un des nombreux bras de la calotte glaciaire du Groenland, qui recouvre 80% de l’île, et dont l’épaisseur peut atteindre jusqu’à trois kilomètres. C’est la deuxième plus grande masse de glace au monde, derrière l’Antarctique, et le premier contributeur à l’élévation du niveau de la mer. Sa disparition pourrait entraîner une hausse des océans de 7 mètres. De quoi remodeler le visage de la Terre.

![](https://lh7-us.googleusercontent.com/OVnkmDyxOJG2L3ScjhIj12rI3Sy_i0YlzT-cabULRUCEoCg4zXybbinfbpEOxXpZqblHLXTwqNCHLSPTW-wPsMF0uGtNq0vNnEsY18fa45-mYMpC_GX1MKfAlyd5fW96nIp1Y6eT23o81ADiX4x3tTY "Mesurant plus de 4 kilomètres de long, le glacier de Qajuttap n’est qu’un seul des nombreux bras de la calotte glaciaire du Groenland. | Heidi.news / RBH")

*«La montée du niveau des eaux a déjà lieu, et elle s’accélère. Pour anticiper son ampleur et ses conséquences sur les communautés côtières, nous devons comprendre les mécanismes derrière la perte des glaces»*, explique Dominik Gräff, postdoctorant à l’EPFZ et à l’Université de Washington, en préparant une sonde pour mesurer la température, la salinité et la profondeur de l’océan.

### **Double peine pour les glaciers de marée**

Percer les lois de fracturation de ces géants mouvants, à l’interface entre la glace et l’océan, n’est pas une mince affaire. *«Les glaciers de marée sont très dynamiques, ils interagissent avec l’air et la mer. L’influence de l’océan sur le vêlage est encore peu comprise, tant ce terrain d’étude est difficile d’accès»*, remarque Andreas Vieli, professeur en géographie physique à l’EPFZ, qui pilote l’opération depuis un camp terrestre, sur les rives du fjord, où sont installés des radars, des sismomètres et des caméras pour surveiller la dynamique du glacier.

![](https://lh7-us.googleusercontent.com/Ov8minNesCusm-iWt1FyQii77F7xeZcgoRYumlbzkzMofMSz7TShufn9JQqczQRFePU5RzEc6hW8JVrvqdP83-h4e-pEnV1PdfnPJqAlV1A_40QBF4S9a9Cv07eq-YrbiYY-0LwATnoi3tVbl16Lxh4 "A l’aide de sondes, les chercheurs mesurent la salinité, la température et la profondeur de l’eau. | Heidi.news / RBH")

Voilà trois décennies que ce Zurichois s’enthousiasme pour le vêlage des glaciers, en cumulant les expéditions au Spitzberg et au Groenland. Fait troublant, les glaciers présents dans les pôles ne souffrent pas seulement du réchauffement de l’atmosphère, mais aussi de celui de l’océan. Sous la ligne d’eau, à 350 mètres de profondeur, s’opère un changement insidieux. A la base du glacier, les eaux de fonte forment un fleuve glacial qui rencontre l’océan, plus chaud. Moins dense, cette eau douce s’élève vers la surface.

*«Cette circulation verticale provoque l’effet d’une “pompe” qui attire des quantités massives d’eau chaude venue de l’Atlantique vers la base du glacier, ce qui accélère sa fonte. La glace se dérobe sous les pieds du glacier»*, commente le spécialiste.

Encore mal comprise et jusqu’alors négligée dans les modèles scientifiques, cette fonte sous-marine pourrait être bien plus rapide qu’on ne le pensait jusque-là. En Alaska, le glacier LeConte fondrait ainsi jusqu’à cent fois plus rapidement que prévu, d’après [une étude inédite](https://www.science.org/doi/10.1126/science.aax3528) parue en 2019. *«Les projections sur la montée des eaux pourraient être fortement sous-estimées»*, avertit Andreas Vieli, qui espère améliorer les modèles climatiques avec les données récoltées au Groenland.

### **Au pied du mur de glace**

Le temps presse. Pour comprendre les mécanismes à l’œuvre, les scientifiques ont pour ambition de déployer un câble à fibre optique au fond de la mer sur 4 kilomètres devant le front du glacier. Une grande première, se réjouit Brad Lipovsky, professeur en géophysique des glaciers à l’Université de Washington: *«On connaît les câbles sous-marins qui relient les continents à internet, mais c’est la première fois qu’on utilisera cette technologie pour mesurer le vêlage d’un glacier»*. Plus fine qu’un cheveu humain, la fibre captera les vibrations provoquées par la glace, mais aussi la température et la tension de l’eau.

L’entreprise est périlleuse, tant le terrain d’étude est inhospitalier, instable et difficile d’accès. Aucun navire de la région n’a accepté cette mission, jugée trop dangereuse, à part l’*Adolf Jensen*. *«Beaucoup de choses peuvent mal tourner. Les instruments, très coûteux, peuvent être broyés par la glace, le bateau pris au piège…»*, admet Brad Lipovsky, en sirotant un café au chaud dans la cale du bateau. Il n’a pas l’air plus inquiet que cela. *«Si on réussit, on aura la première observation de l’évolution d’un glacier de marée en temps réel sur l’ensemble d’une année – même en hiver quand le fjord est recouvert par la banquise – avec une résolution extrêmement fine.»*

![](https://lh7-us.googleusercontent.com/XGjtkK67jxkQ6_RRZI1q2Fo7sgGXo079RgpU7sfeZd-moboe5JLXV1gzCe6ORcGHBIqeMpvgg8-JNdNFQwTfJeSGk6-RDyPIYg-i1UcFHNMN_5uXLbtGvZRa1JRVrszYn3lhVMzEp2Jc43vLOPQ1030 "Le câble à fibre optique est pris au piège par la glace. | Heidi.news / RBH")

### **Du paradis à l’enfer blanc**

Mais à ces latitudes polaires, où selon le proverbe inuit *«seuls les glaces et le temps sont maîtres»*, rien ne se passe jamais comme prévu. Ce matin, le glacier est si actif qu’on navigue dans un bain de glace pilée, qui se referme sur notre passage. *«Arrêtez le bateau!»*, hurle un des scientifiques depuis la poupe. Le câble, déroulé à l’arrière du navire, est piégé par les glaces, et ne parvient pas à rejoindre les fonds marins.

Malgré les 5 °C ambiants, la sueur perle sur les fronts. A tout moment, les arêtes scintillantes des icebergs risquent de faucher le projet. L’annexe à l’eau, les scientifiques se métamorphosent en laboureurs des glaces. A l’aide d’un crochet, ils se débattent pour tenter de repousser les glaçons, mais l’étau se resserre aussitôt. Surchauffé, le moteur de la modeste embarcation se plaint, s’essouffle puis se noie – vaincu.

![](https://lh7-us.googleusercontent.com/iFqGXZp6Zs-Vg6E2IsXVXjJhnOkNtX8xVeq9hW9ixmTy_bgnfEyWmyMcX3orTvlFFu3fPYLCG_5rK76E7SFVy9gKuKAQTN45YWySji8QCcvdfEor-Ozbz0fu_Thh75E3krPNOoBFk3FoskNWWdoD7kM "Le moteur de l’annexe ayant lâché, les scientifiques ne peuvent plus que compter sur la force de leurs bras. Des pelles font office de rames. | Heidi.news / RBH")

*«Le moteur est KO!»*, constate Brian, membre de l’équipage inuit, qui parle anglais avec un accent texan qu’il a glané auprès des prospecteurs miniers américains qui embarquent fréquemment à bord du navire. Rames et pelles en mains, les scientifiques ne peuvent plus que compter sur la force de leurs bras pour propulser leur barque.

### **La dérive des ours polaires**

Impassible face au branle-bas de combat des chercheurs, un phoque lézarde au loin sur un iceberg, digérant un copieux festin. Un pygargue à queue blanche le survole, poisson au bec, avant de regagner son nid, juché sur un promontoire rocheux. Aussi hostile et inhospitalier le front d’un glacier de marée peut paraître, ce désert de glace est un «point chaud» pour la biodiversité.

*«Les eaux de fonte du glacier brassent les sédiments riches en nutriments du sol marin et les transportent jusqu’à la surface. Cela favorise la croissance du phytoplancton, à la base de la chaîne alimentaire»*, commente Enrico Van der Loo, étudiant en master à l’EPFZ, en filtrant des échantillons d’eau.

![](https://lh7-us.googleusercontent.com/NMR4b3dNeN697RhB9bZ8jFCOXI1Wch1r5CrUkCO4K0vf0BfxZG7WrTqwGBn5eiQZmxTGhv-hEfTM-llPmY0-uJ8AwkiUM6Xfms3zBGtPOtNe0GsA2kFHQsn-ooYSH4r9huD0lRzKMWlE6GIUx5ZQfT8 "Le front des glaciers de marée est un terrain de chasse propice pour les phoques. | Heidi.news / RBH")

Les grands prédateurs y trouvent aussi leur compte. *«Ours!»*, entend-on hurler depuis le ponton. Sur les flancs de granite polis par la glace, une mère et son ourson, effarés, dévalent les rochers, avant de sauter dans l’eau glacée. Dominik Gräff n’a pas l’air ravi. Le reste de l’équipe, au campement, n’est pas équipé. Il saisit aussitôt la radio pour les contacter. Le soir même, deux fusils sont héliportés au camp, depuis l’ancienne base militaire américaine de Narsasuaq.

Si les scientifiques sont pris de court, c’est que la présence d’ours polaires dans cette région, au sud-ouest de l’île, est exceptionnelle. Plus tôt cette année, d’énormes fragments de banquise se sont détachés au nord, et ont dérivé jusqu’au sud avec les courants marins, entraînant avec eux phoques et ours blancs. Du jamais vu en 30 ans, d’après les locaux. Dans le district de Kujalleq, qui englobe la pointe sud de l’île, le quota maximal de quatre abattages d’ours avait déjà été atteint à la fin juillet.

![](https://lh7-us.googleusercontent.com/lFX08RMSybzgH8gqXDxPyaF7wTWM_KqIVW8eib1Q-LSrKEer3bRR50dDtLM4IEP0V0fCxbETk9NnaNxq50CH2J6xcpt1qQCXYAD2UCRtoRc7kVeCSP4Ves_RZzvN1sqepz1Ify6ptVm47CJKpAr5Fes "Des ours polaires dévalent les pentes de granite, effarés par les scientifiques.  | Heidi.news / RBH")

D’ici à 2030, la banquise estivale, dont dépendent les ours polaires pour chasser, pourrait avoir [complètement disparu de l’océan ](https://www.nature.com/articles/s41467-023-38511-8)Arctique. Pour survivre, et faute d’autre choix, certains se rabattent sur les icebergs que relâchent les glaciers de marée. Une stratégie d’adaptation inédite, [recensée pour la première fois](https://www.science.org/doi/10.1126/science.abk2793) au sud-est de l’île en 2022, mais éphémère.

*«La majorité des glaciers de marée du Groenland disparaissent et deviendront terrestres. Sans ces échanges entre la glace et l’océan, tout l’écosystème du fjord changera. La production de matière organique pourrait chuter»*, indique Dominik Gräff. Pour mieux comprendre les conséquences de ce phénomène sur la biodiversité, un second navire – le *Sanna* – prélèvera quelques jours plus tard des échantillons d’ADN dans les fjords environnants dans le cadre de l’expédition GreenFjord *(à voir dans un prochain épisode)*.

### **Des images sans précédent**

Un drapeau groenlandais flotte au camp de base, niché dans une baie à l’est du glacier de Qajuttap. Des doctorants de l’EPFZ y creusent une tranchée. Elle devrait protéger le câble à fibre optique des crocs des renards arctiques, qui ont déjà détruit plusieurs capteurs installés dans la vallée l’année précédente. Derrière sa moustiquaire, Brad Lipovsky ne quitte pas des yeux son ordinateur, qui est relié au câble que viennent de dérouler ses collègues sur le navire. *«C’est du jamais vu!»*, s’écrie-t-il, ému. Sur l’écran, un fleuve fluorescent apparaît. *«C’est la fonte sous-marine du glacier. Jusqu’alors, on ne pouvait que la deviner en observant la surface du fjord… ce sont les premières images qu’on a de ce genre.»*

![](https://lh7-us.googleusercontent.com/pOcUuSRNZIJ1hYUpelo7cRN2jlcLx11rHoUXmweEV429AYxHoAo5Y8y0WQl-4QDAvAScsniMh16-PjSLSWhGaMe3sXGHoSEvx5HpgxzWOJ9-Axvgkbc_VjnjOpiTvRsHWOCFa8Jgvim-l-puIbV1530 "Au camp de base terrestre, Brad Lipovsky partage avec la cheffe de l’expédition Julia Schmale les données récoltées sur son ordinateur, relié au câble à fibre optique.| Heidi.news / RBH")

Une constellation de points verts solitaires apparaît sur le moniteur. *«Ce sont les icebergs qui bougent et roulent sur eux-mêmes. On les voit fondre en direct,* commente Brad Lipovsky. *Avec ces données, nous pourrons mesurer la dynamique du vêlage et la quantité d’eau douce que le glacier relâche.»* L’année prochaine, ils reviendront récupérer le câble. *«On espère qu’il ne sera pas broyé par la glace, ou mâché par les renards arctiques»*, ajoute-t-il, tout sourire.

Quelques jours avant le départ, une bourse nationale a refusé de soutenir le projet, jugé trop dangereux. Cernes sous les yeux, ayant dû monter la garde toute la nuit contre les ours polaires, les scientifiques ont toutefois le sourire bien accroché aux lèvres. *«Jusqu’au dernier instant, c’était le parcours du combattant. Mais quand on voit la résolution de ces données, ça n’a pas de prix.»*

<br/>*Avec le soutien de l’Association suisse du journalisme scientifique, de la Fondation Liliane Jordi pour le journalisme et de [Journafonds](https://www.journafonds.ch).*

https://www.heidi.news/articles/au-groenland-avec-des-chasseurs-d-icebergs-pour-predire-la-fonte-des-glaces

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