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Une révolution venue des cuisines

<img src="https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/ea4d3301-76b1-402e-822c-749dcbb1afb1/medium" /><p>En novembre 2019, votre média préféré démarrait la publication de mon reportage <a href="https://www.heidi.news/explorations/et-si-l-on-cuisinait-comme-on-medite" rel="nofollow noopener" target="_blank">«Et si l’on cuisinait comme on médite?»</a>. D’un monastère coréen au Jura suisse, d’un chef parisien à un génie japonais, je vous racontais comment la haute-gastronomie redécouvrait le sens de la nourriture et lui redonnait une sacralité. Quatre ans et une pandémie plus tard, ce reportage s’est étoffé. Il est devenu un livre sorti cette semaine, <a href="https://www.editions-stock.fr/livres/essais-documents/cuisine-et-spiritualite-9782234092228" rel="nofollow noopener" target="_blank">Cuisine et spiritualité</a>, aux éditions Stock. En voici, en bonnes feuilles, le préambule.</p><p>C’est une première et un vrai choc culturel.</p><p>Début mars 2022, le très sélect jury des Asia’s 50 Best Restaurants décernait un Icon Award – l’équivalent d’un Oscar de la gastronomie – à Jeong Kwan, un choix aux antipodes du <em>star system</em>, du luxe et de la sophistication extrêmes qui prévalent dans cet univers depuis deux ou trois décennies. Celle qui a renoncé à la viande, au poisson et aux laitages pour œuvrer à la préservation des ressources de la planète et des êtres sensibles éblouissait l’assemblée avec sa philosophie d’ascèse et de sobriété joyeuse.</p>#### **Lire ou relire notre Exploration (2019)** «[Et si on cuisinait comme on médite?](https://www.heidi.news/explorations/et-si-l-on-cuisinait-comme-on-medite)»

Jeong Kwan? Une silhouette menue qui paraît toujours danser dans ses amples tenues déployées comme des ailes de papillon, un visage à l’ovale parfait, illuminé par un large sourire, des yeux pétillants sous le crâne lisse des nonnes bouddhistes zen.

### Un monastère isolé au cœur de la «foodosphère»

Une première? La dame exerce son art dans un monastère bouddhiste isolé des montagnes de Corée du Sud, à l’orée d’un parc national, à des lieues de Séoul. Jeong Kwan sunim, ou la Vénérable comme la désigne sa communauté, est une dignitaire respectée de l’ordre Jogye – branche la plus importante du bouddhisme coréen –, désormais à la tête de l’ermitage Chunjinam.

![Untitled (1).png](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/27d738c1-c4e2-4b4a-a40b-28e619eca167/large)

«Elle n’est pas une cheffe, n’a jamais eu de restaurant, et la cuisine est pour elle une pratique spirituelle», témoigne Éric Ripert, lui‐même à la tête du Bernardin, établissement triplement étoilé à New York. Il porte aussi au crédit de Jeong Kwan son respect absolu des ingrédients et de l’environnement, et son souhait de rendre les gens heureux grâce à l’énergie positive infusée dans ses plats...

La Vénérable a pratiqué loin des yeux du monde la méditation et l’art culinaire durant près de quarante ans, jusqu’à ce qu’un journaliste du *New York Times* croise son chemin, écrivant qu’elle créait les mets les plus exquis qui soient, subjugué notamment par l’esthétique, le rituel et la symbolique de son thé à la fleur de lotus.

### Sans jamais prendre des cours

Une première donc, et un choc culturel dans la mesure où cette femme à la petite étincelle au coin de l’œil et au véganisme militant a traversé deux ou trois plafonds de verre pour conquérir l’univers de la haute cuisine. Et pas seulement. Sa passion pour les saveurs et sa créativité la placent dans l’avant‐garde des chefs visionnaires, estime en substance l’académie d’experts des World’s 50 Best.

L’influence de celle qui n’a jamais suivi d’enseignement technique ni œuvré au sein d’une brigade dépasse largement les portes du monastère de Baekyangsa, l’horizon de Séoul et le continent asiatique pour inspirer de nombreux créateurs internationaux, de New York à Paris ou Copenhague, et tous ceux qui comme eux sont sensibles à la qualité de l’alimentation et au devenir de la planète.

### Alain Ducasse à la manœuvre

Cette histoire n’est pas seulement celle d’une «nonne philosophe». Elle débouche sur de nombreuses autres rencontres. Un Japonais qui communie littéralement avec le règne végétal, médite longuement en pilant chaque jour le sésame du *gomadofu* traditionnel, cuisine selon les préceptes millénaires de la *shojin ryori,* sans aucun produit animal ni électricité, préceptes toujours en usage dans certains monastères du Japon contemporain.

Autre personnalité étonnante, Toshio Tanahashi est venu initier la brigade du Plaza Athénée à un savoir japonais remontant aux premiers siècles de notre ère, voici quelques années, à la demande d’Alain Ducasse. Le chef et entrepreneur multi-étoilé a rendu hommage à Toshio pour sa contribution au concept de naturalité; plusieurs instruments et techniques, mais aussi un certain état d’esprit, ont désormais été adoptés par ses équipes.

### Le Suisse meilleur cuisinier du monde s’y met aussi

New York, printemps 2021, en pleine pandémie. Le Suisse Daniel Humm – élu meilleur chef du monde en 2017 par la même académie des 50 Best – crée une onde de choc en annonçant sa conversion au véganisme. Et la réouverture prochaine d’Eleven Madison Park, après une mue complète. On retrouve ici la patte du même Toshio à ses côtés, dans un des restaurants les plus vibrants et encensés de la «foodosphère». Daniel Humm et son équipe n’ont sans doute jamais été aussi créatifs, inspirés et cohérents qu’au lendemain de ce virage radical.

Autre étoilé en quête de spiritualité, marqué depuis toujours par l’Asie, Pascal Barbot est allé récemment se ressourcer auprès de la Vénérable Wookwan, personnalité éminente du bouddhisme coréen, à la veille de la réouverture de l’Astrance, son nouveau restaurant parisien.

De l’autre côté des montagnes, dans le Jura suisse, Ming Shan, premier centre d’études taoïstes de référence en Europe – dont les idéogrammes solaires et lunaires pourraient se traduire par «montagne de clarté» –, a ouvert en 2019. La cheffe suisse Judith Baumann, pionnière de la cueillette sauvage et grande connaisseuse de la flore et des ressources végétales, désormais taoïste, y explore les arcanes d’une cuisine marquée plus que jamais par les correspondances entre les éléments, les organes, les couleurs, le souffle de la nature.

### Le savoir lié aux plantes

L’enseignement multiple, holistique, qui y est dispensé suscite un grand engouement et fascine ; la voie du tao mêle ici les approches corporelles, intellectuelles, spirituelles, de la diététique chinoise à l’herboristerie et à la permaculture notamment.

La nature, sauvage ou apprivoisée. À Ming Shan comme ailleurs, un peu partout, on redécouvre les ressources du végétal, un savoir lié aux vertus des plantes, que nos couvents et monastères maîtrisaient tout particulièrement hier encore : des ressources thérapeutiques, nutritionnelles, médicinales, énergisantes, foisonnantes de saveurs. Une nouvelle génération de cueilleuses et de cuisiniers s’en empare, s’inscrivant dans la filiation de l’étonnante Hildegarde de Bingen (1098‐1179).

### Au programme des écoles

Le véganisme et le végétarisme ont gagné la haute cuisine, avec en filigrane un vrai respect du vivant et de la nature, de son offrande de beauté et de bien‐être, le refus du gaspillage, une conscience des enjeux de l’alimentation en termes de santé aussi. Les meilleures écoles de cuisine s’en inspirent et les inscrivent à leur programme depuis peu, à l’instar du CordonBleu: *sachal eumsik*, soit la culture culinaire des temples bouddhiques coréens, *shojin ryori* japonaise, cuisine du tao : ces traditions millénaires convoquent aussi la notion d’écologie spirituelle, comme elles semblent prémonitoires d’à peu près toutes les tendances contemporaines...

Il ne suffit pas, bien sûr, de se doter d’un beau potager ou même d’une ferme expérimentale – cultivés en biodynamie, en permaculture, en agroforesterie et selon toutes les méthodes pionnières et bonnes pour le climat.

Notre «maison commune» est menacée de toutes parts et le pape François lui‐même appelle à un changement radical. Perte de biodiversité, dégradation des écosystèmes, culture de la surconsommation et du gaspillage, épuisement des ressources et menaces sur l’eau : le souverain pontife invoque son homonyme et modèle François d’Assise pour prôner une « écologie intégrale », environnementale, économique et sociale.

### La sobriété joyeuse

La catastrophe actuelle est la conséquence de l’«anthropocentrisme moderne», dénoncent en substance les deux François à neuf siècles d’écart en invitant de même à une sobriété joyeuse, à dépasser les individualismes au profit d’une forme d’écologie spirituelle.

Les chefs sont aujourd’hui de plus en plus nombreux à s’engager au sein de leur communauté pour des causes diverses. La pandémie a remis en lumière la pauvreté et la précarité au cœur des villes: des *food trucks* se déploient, des réfectoires solidaires voient le jour et se multiplient; des repas sont cuisinés bénévolement. Les catastrophes naturelles se succèdent, de plus en plus souvent sous l’effet du changement climatique: des équipes de cuisiniers se mobilisent pour offrir leur aide. La guerre impensable hier se déchaîne à quelques heures de nos frontières: un formidable réseau de solidarité se met en place pour acheminer des denrées alimentaires, avec en première ligne les collaborateurs de plusieurs grands chefs internationaux, à commencer par José Andres.

### Les chefs se découvrent humanistes

«On assiste à une vraie révolution humaniste venue des cuisines», constate le formidable Massimo Bottura, parmi les premiers à s’être engagé en créant la fondation Food for Soul, dont les réfectoires solidaires ont essaimé sur tous les continents.

«La pandémie et les millions de personnes jetées à la rue du jour au lendemain m’ont rendu très conscient du sens de la nourriture. Conscient que nous devions avoir des objectifs plus élevés que juste servir les gens riches», note de son côté son ami et collègue Daniel Humm. Dénonçant la faillite d’un modèle, le New‐Yorkais a créé l’ONG Rethink Food une semaine après le début de l’épidémie, servant plus d’un million de repas aux gens dans le besoin durant cette période. Face à un système agroalimentaire devenu intenable, le futur sera végétal, estime le chef.

Cuisiner peut être une manière de méditer, nous disent de concert Éric Ripert et Jeong Kwan, Toshio Tanahashi et la Vénérable Wookwan. Bien plus, il y a lieu d’inverser les rapports de domination de l’homme sur la nature et de resacraliser celle‐ci. Prendre conscience de la coupure entre l’homme et le vivant pour retrouver cette intelligence et cet amour profonds des plantes, des animaux, cette continuité entre eux et nous. Réenchanter le monde en célébrant sa beauté.

Voici venir une cuisine habitée, qui apporte des réponses à la quête contemporaine, à la crise climatique et environnementale sans précédent. Au grand vide spirituel, de plus en plus obsédant, assourdissant, de nos sociétés, la fleur de lotus et ses avatars déploient leurs réponses discrètes.

Demain, l’humanité mangera *shojin*, ou ne sera plus, en somme...

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